L’espace primitif et l’âme dans la théorie de la destitution

Xavier Haas

Introduction

Je vais commencer par une citation de Agamben, à la fin du chapitre sur le mythe d’Er.

« L’âme, comme la forme-de-vie, est ce qui dans ma zoè, dans ma vie corporelle ne coïncide pas avec mon bios, avec mon existence politique et sociale et cependant les a «choisis» l’une et l’autre, les pratique tous deux de cette manière particulière, unique. En ce sens, elle est elle-même le mesos bios qui en tout bios et en toute zoè recoupe, dément, avère le choix qui les unit selon la nécessité en cette vie. La forme-de-vie, l’âme est le complément infini entre la vie et le mode de vie, ce qui apparaît quand ils se neutralisent réciproquement et montrent le vide qui les unissait. Zoè et bios – telle est sans doute la leçon du mythe – ne sont pas séparés, ni ne coïncident : entre eux, tel un vide de représentation dont on ne peut rien dire, si ce n’est qu’il est «immortel» et «inengendré» (Phèdre, 246a), se trouve l’âme, qui les maintient indissolublement en contact et témoigne pour eux. »

C’est donc ainsi que se termine L’usage des corps. Il s’ensuit l’épilogue Pour une théorie de lapuissance destituante. L’âme y apparaît comme l’espace qui maintient en contact zoé et bios sans se confondre avec, comme ce qui témoigne de la vie tout en étant irreprésentable.
Cette question de l’âme semble tout à fait cruciale. Dans le Manifeste conspirationniste il est question de la guerre faite aux âmes : à la fois guerre aux âmes mais aussi l’âme elle-même comme champ de bataille.
En 1936, le psychiatre Eugène Minkowski publie Vers une cosmologie, dont l’entreprise vise, pour le dire en un mot, à donner un fondement cosmologique et existentiel à sa psychopathologie. Dans un court chapitre, il développe la notion d’espace primitif, et il me semble que cette idée peut faire écho et pourquoi pas prolonger ce que Agamben dit de l’âme comme mesos bios.
Voyons ce qu’il en est.
Pour Eugène Minkowski, les phénomènes psychiques ont une portée cosmique ou, pour le dire autrement, il y a une solidarité structurale entre ce qu’il nomme le moi et l’univers.

« Nous savons que l’homme est solidaire de la nature non seulement en ce sens qu’il en fait partie ou, comme le veulent les sciences biologiques, qu’il en est issu et en est un produit, mais encore, et même avant tout, en ce sens que chaque mouvement de son âme trouve un soubassement profond et tout naturel dans le monde et nous révèle ainsi une qualité primordiale de la structure de l’univers. Cette solidarité structurale est une des garanties de l’objectivité du côté poétique de la vie » (Eugène Minkowski, Vers unecosmologie).

Une manière de comprendre cette cette solidarité structurale, est de s’intéresser à une réflexion qu’il développe sur le mouvement et qui le conduit à formuler l’idée d’un espace primitif.
En effet, dans quel sens du mouvement peut-on parler de mouvement commun à l’âme et à lanature ?

L’espace primitif

Minkowski prend comme exemple le fait d’accompagner un être cher à la gare.

« Son départ est un déchirement pour moi. Les minutes s’écoulent, on ferme les portières, puis le train s’ébranle. Instinctivement, je me mets à courir, je suis la voiture, je tends encore une fois la main. Mais le train marche plus vite que moi. Bientôt je m’arrête ; du regard maintenant je suis le convoi, je cherche à apercevoir une dernière fois la main qui me fait signe. Puis le train disparaît à un tournant ; je ne vois plus rien maintenant, pourtant je ne suis point arrêté dans mon mouvement ; ma pensée suit le train, s’associe à sa marche qui emporte avec elle, vers le lointain, toute une partie de mon être. » (VC, p. 76)

Selon une conception scientifique, le seul mouvement réel est le mouvement cinétique du corps. Il y aurait ici d’abord le déplacement du corps dans l’espace, puis la perception visuelle du train quand le corps s’arrête, et enfin, quand le train n’est plus visible, une représentation par la pensée. « Trois étapes distinctes, trois coupures nettes […] : le déplacement, le regard, la représentation » (VC, p. 77).

« Pourtant, nous dit Minkowski, nous ne vivons rien de ces coupures. […] En réalité, la scène décrite présente un tout indivis, un tout qui est dominé par un seul et unique trait : suivre le train qui emporte la personne qui m’est chère et avec elle, mes pensées mon affection, une partie de mon être. La réalisation matérielle du mouvement de ma part n’est là qu’un détail infime et secondaire […]. Ni le moment où je m’arrête sur le quai, ni le moment où je perds le train de vue ne se signalent plus particulièrement à mon attention ; je ne les enregistre point comme un passage net et tranchant d’un état d’âme à un autre. Letrainemporteunepartiedumoi. Comme accolé à lui je parcours l’espace, je parcours des étendues où souffle le vent glacial de la séparation, de sorte que même après avoir fait demi-tour pour regagner la sortie de la gare, je me sens emporté, pour paradoxal que cela puisse paraître, en sens inverse par le train qui fuit vers des régions lointaines. » (VC, p. 77)

Dans cet exemple, le «je» qui parle suit l’être cher et en même temps est sur le quai, et c’est bien le même «je» qui renvoie à ces deux corps, l’un matériel (qui reste sur le quai) l’autre sensible (qui suit l’être cher). Ce corps sensible apparaît à la faveur d’une prise au sérieux de l’expérience vécue et Minkowski en veut pour preuve le langage. Si par la suite je dis, en percutant quelqu’un en rebroussant chemin « excusez-moi j’étais ailleurs », ce n’est pas qu’une figure de style : cela signifie que j’étais alors réellement ailleurs, et pas simplement par la pensée, et que j’étais même bien plus ailleurs qu’ici. À ce moment-là, le réel est du côté de cet « être ailleurs » auprès de l’être cher qui s’éloigne, et le corps matériel qui occupe une place dans la gare n’est plus grand-chose, n’est plus vraiment moi (jusqu’à ce qu’en percutant quelqu’un j’y revienne).
Le fait qu’il s’agisse du même «je» qui est dans la gare et qui suit la personne qui lui est chère permet à Minkowski de dire qu’il y a originairement un seul mouvement, indivisible, et que la science par abstraction sépare en trois séquences pour le saisir – des séparations dont nous ne faisons nullement l’expérience comme il le précise. Ici le déchirement n’est donc pas la conséquence d’une émotion ou d’une pensée mais est directement l’expérience vécue d’un éloignement entre ces deux corps.
Réfléchir à la mobilité implique de questionner la spatialité qui lui correspond. Et, en effet, l’espace géométrique ne permet pas de saisir ce mouvement (sauf à admettre que l’on se déplacerait comme un fantôme avec le train, ce qui n’est évidemment pas le sens de cet exemple). Ce mouvement dessine un espace singulier que Minkowski nomme espace primitif. Il s’agit d’un espace

« dans lequel se meuvent aussi bien les corps que nos pensées et nos désirs, dans lequel se meut et se déploie notre âme […]. Nous nous garderons bien d’ailleurs de voir dans […] l’espace primitif, un simple aspect subjectif ou une simple représentation de l’espace. C’est que notre moi spirituel peut s’y mouvoir réellement, à sa façon évidemment. » (VC, p. 78)

Il ne s’agit pas d’un vécu subjectif d’un espace géométrique qui lui pré-existerait. L’espace primitif est l’espace originaire duquel dérive l’espace géométrique.

« Nous connaissons évidemment le mouvement des corps, mais nous vivons aussi des situations où nous traçons un parcours dans l’espace, sans que ce tracé, ni ce parcours, ni ce qui le trace, aient quelque chose de substantiel, de matériel en eux ; là «parcourir» n’a plus de sujet à proprement parler, et c’est lui qui dans son dynamisme crée, au fur et à mesure, l’espace dans lequel il se déploie. » (VC, p. 80)

Il y a donc primitivement un « «parcourir» » qui est un pur dynamisme, un pur mouvement qui ouvre son espace – et dont l’espace ouvert ne se distingue pas du mouvement qui l’ouvre.
L’espace primitif, contrairement à l’espace géométrique, ne nous est pas donné d’une pièce, mais, précise Minkowski, « se construit et s’ouvre devant les yeux au fur et à mesure seulement que nous le parcourons » (VC, p. 81).
Tandis que l’espace géométrique se définit par le fait qu’il nous est donné a priori, par le fait d’être déjà déplié, par sa transparence totale, par des dimensions métriques, l’espace primitif est un espace qui s’ouvre en le parcourant, un espace qui n’existe qu’à la condition d’y être et de le parcourir et dont la principale dimension est la profondeur, seule dimension à même de rendre compte de telles modalités – Minkowski développe dans Le temps vécu(1933), ce qu’il nomme la « dimension allant en profondeur » (le allant servant à signifier qu’il s’agit d’une profondeur dynamique).
Mais il y a une chose tout à fait intéressante qui apparaît à la fin de ce passage. C’est que l’âme n’est pas tant ce qui ouvre l’espace que la forme que prend le dynamisme vital – dynamisme que Minkowski développe dans Letemps vécu – avec cet espace primitif.

« Comme tel, l’espace primitif vient se poser comme autour du dynamisme vital qui, dans sa nature purement temporelle, ne permet, à lui seul, de distinguer aucune forme précise. L’espace primitif serait là un des moyens de différenciation, sous forme justement de mouvement de l’âme dont nous venons de parler . » (VC, p. 83-84)

Le mouvement de l’âme apparaît donc comme la forme que prend ce dynamisme vital lorsque s’ouvre l’espace primitif.

Le conflit anthropocosmique

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que chez Minkowski, on ne commence pas le mouvement mais on s’inscrit dans un mouvement plus vaste.

« Mon élan personnel n’est jamais subjectif à proprement parler, il ne vient jamais uniquement du moi, ni se limite jamais à lui, puisque, dans cet élan, je me sens d’emblée solidaire de la vie. Mon élan est personnel, c’est entendu, mais il l’est autant seulement qu’il dépasse ma propre personne, autant seulement qu’il contient un facteur superindividuel. Ce facteur superindividuel, malgré sa puissance, non seulement ne détruit, n’anéantit pas ma propre personne, mais se révèle comme sa véritable raison d’être. […] Mon élan personnel me dit, par lui-même, qu’il se trouve dans l’axe d’un devenir bien plus grand et bien plus puissant que lui. » (TV, p. 43-44)

Donc à la fois on s’inscrit dans ce mouvement qui est celui de la vie elle-même et en même temps, pour qu’une «direction» soit prise, c’est qu’il y a quelque chose que ce mouvement vise à combler ou à atteindre. Dans l’exemple du train c’est le mouvement vers l’être cher qui s’éloigne. À un niveau ontologique, ce mouvement est sous-tendu par ce que Minkowski nomme le conflit anthropo-cosmique et qui renvoie à un plan ontologique dynamique commun à l’anthropos et au cosmos. Ici l’individuation prend la forme d’un détachement à partir d’un fond indifférencié qui est celui d’unité vitale entre anthropos et cosmos. Un détachement qui n’est pas une rupture, qui demeure détachement au sein du flux unitaire de la vie, qui ne rompt pas le rapport à la vie mais procède de la vie-même et génère une tension qui nous fait nous mouvoir vers le monde. Un détachement, donc, générateur d’un conflit (le conflit anthropocosmique) dont l’envers est une solidarité anthropocosmique. Ici, l’homme est lié au monde dans un rapport originaire de tension permanente, dans un rapport dynamique. On pourrait même dire que l’être humain estce mouvement entre les deux pôles que sont l’anthroposet le cosmos. Avec ce conflit anthropocosmique, nous « «naissons à la vie» ».
Et, vous l’aurez compris, en tant qu’il est ce qui nous anime, ce conflit anthropocosmique ne vise pas à être résolu. Il est une tension permanente qui ne connaît pas de point d’équilibre mais différentes manières de s’y insérer.

Il y a donc :

  • à un niveau anthropocosmique, un conflit ontologique à l’origine d’une mouvement, celui de la vie, qui
  • à un niveau individuel se traduit par l’élan vital et le mouvement de l’âme.

Je finirai avec l’évocation d’un dernier point, à savoir l’idée d’une intériorité commune.

Intériorité commune

En effet à travers cet espace primitif, ce dont il est question c’est l’expérience d’une continuité entre notre intériorité et celle du monde.
Pour le comprendre il faut avoir en tête la critique des catégories d’intériorité et d’extériorité au début de Vers une cosmologie. Pour le dire en un mot, Minkowski considère que si l’on prend au sérieux le fait que la vie se caractérise par son intériorité et le monde par son extériorité, force est d’admettre que l’intériorité et l’extériorité ne se définissent pas dans leur opposition l’une par rapport à l’autre, dans une relation spatial. Il en veut pour preuve le fait que :

« Lorsque, dans la contemplation, nous pénétrons à travers l’aspect matériel des objets jusqu’au souffle spirituel qui les anime, nous nous sentons, au fond, bien plus proches de l’intériorité de la vie que de l’extériorité des objets, tandis que nous faisons la constatation inverse lorsque, en découpant nos états d’âme, nous les juxtaposons comme des objets » (VC, p. 51).

Ainsi,

« Le monde et la vie se posent devant nous ; l’un nous révèle le sens de l’extériorité, l’autre le sens de l’intériorité, sans que celles-ci soient primitivement rapportées l’une àl’autre ; ce n’est qu’à l’aide d’un artifice que nous établissons un rapport rationnel entre elles, en créant en même temps des difficultés insurmontables sous forme de relations pleines de contradiction » (VC, p. 52).

L’intérieur dont il est question dépasse l’individu.

« De même, il ne nous viendra jamais à l’esprit de situer deux vies l’une par rapport à l’autre au faisant appel au facteur de l’extériorité. Elles seront appelées, dans leur interaction possible, à un tout autre sort : elles chercheront à se pénétrer d’une façon si intime que parfois, […] elles se confondent en un tout, dans leur intériorité commune» (p. 55).

Faire l’expérience de cette intériorité commune, ce n’est rien d’autre que ce qu’il nomme ailleurs le contactvital avecla réalité(autre concept de sa psychopathologie) dont les deux principales modalités sont, dans le rapport avec autrui la sympathie et dans le rapport avec le monde, la contemplation. Je le cite à propos de la sympathie :

« La psychologie, après avoir réduit notre psychisme à un amas de bribes et après avoir renfermé cet amas quelque part à l’intérieur de nous-mêmes, nous emmure dans une espèce de cuirasse impénétrable et en cherche en vain une porte de sortie. La sympathie, elle, nous fait dire – et qu’on me passe ici ce paradoxe – que notre âme est partoutsauf en nous-mêmes ; elle laisse de toutes parts des baies largement ouvertes par où s’échappera tout notre être, dans son élan naturel vers l’ambiance, et par où il absorbera, dans un sentiment primitif d’équivalence et de réciprocité, tout ce qui se trouvera à sa portée. Les cloisons n’en resteront pas moins étanches et mon moi ne sera point troublé danssa vraie intimité. » (TV, p. 62)

Cette expérience d’une intériorité commune avec autrui ne va pas sans l’expérience d’une intériorité commune avec le monde. Dans un autre texte de Vers une cosmologie qui s’intitule Prose et poésie, Minkowski prend l’exemple de l’enfant du Lys dans la vallée de Balzac qui contemple une étoile. Lorsque sa mère, qui le cherche, apprend que ce dernier regarde les étoile, elle répond que ce n’est pas possible car il ne connaît pas l’astronomie. À partir de là, deux rapports au monde sont développés par Minkowski, un rapport poétique et scientifique. « L’étoile, comme nous-même, s’intègre au cosmos de deux façon différentes » (p. 174). Il y a manière astronomique qui correspond à la place occupée dans l’espace et aux forces gravitationnelles. Puis il ajoute :

« Mais en même temps elle s’entoure comme d’un nuage imperceptible, plein de vie et de poésie, qui, en émanant d’elle, reflète l’univers et qui, sans faire appel à la distance ni à l’espace, l’intègre au tout. Il le fait d’un façon aussi intime que possible, puisque ce tout l’étoile le porte maintenant en elle et l’exprime à sa façon. Elle s’intègre ainsi au cosmos dont elle nous révèle l’existence, dans toute sa richesse intime, dans tout sa poésie première. Et l’enfant en regardant l’étoile, y découvre tout un monde. Il estdans le vrai. Nous n’avons qu’à le suivre, en essayant toutefois de traduire par desmotssur quoireposecettedécouverte,quelestcemouvementparticulierquiembrasseenun toutle cosmos, l’étoileet l’âme qui la contemple.» (p. 175)

Donc d’un côté l’étoile dans son extériorité nous apparaît dans son rapport astronomique; mais d’un autre côté, dans son rapport poétique, dans son intimité, dans son intériorité, elle est porteusedu cosmos, c’est-à-dire qu’elle l’exprime. Le cosmos, apparaît ici comme intériorité du monde, il est la vie du côté du monde. Le monde est donc l’expression d’une intériorité qui est le cosmos.
Dans ce même mouvement qui embrasse le cosmos, l’étoile et l’âme de l’enfant, ce dernier fait l’expérience à la fois de son intimité à lui et celle de l’étoile. Dans la contemplation de l’étoile, il fait directement l’expérience du cosmos, il y est réellement, sans qu’il s’agisse d’une projection. Il y fait l’expérience de son âme. Il est alors pour Minkowski beaucoup plus proche de l’intériorité de la vie que lorsque nous appréhendons notre vie intérieure comme une psychologie, en découpant nos états d’âme. Et ce qu’on peut dire à partir de cela c’est que l’intériorité telle que le conçoit la psychologie ou la science relève davantage de l’intériorisation de l’extériorité, au sens de l’intériorisation d’une spatialité, tandis que dans la contemplation du monde nous accédons à cette intériorité commune.
Donc chez Minkowski, l’intériorité bien comprise, l’intimité, n’est pas un repli sur soi ou une séparation du monde. Au contraire elle donne accès au monde. Le mouvement vers le monde généré par le conflit anthropo-cosmique non seulement nous fait nous diriger vers le monde mais nous fait le pénétrer, l’explorer dans son intériorité, dans une intériorité commune selon un mouvement qui, comme on l’a vu avec l’espace primitif, est un mouvement qui va en profondeur, étant entendu qu’il s’agit d’une profondeur commune avec autrui et le monde.

Conclusion et ouverture

L’espace primitif s’ouvre donc sur fond de cette continuité, une continuité vitale, intérieure, et qui s’explore par un mouvement allanten profondeur, mouvement dont l’âme est le témoin.
Faire l’expérience de l’âme c’est faire l’expérience de cette continuité.
Ce qu’on peut dire pour conclure, c’est que nous assistons aujourd’hui à un règne de l’extériorité – dont l’autre nom est la séparation –, un monde aplati, de pure surface, et dont le géométrismemorbidenous réduit intégralement à notre corps, à un comportement, et nous confine à des coordonnées métriques dans l’espace.
Face à cela, tenir à ces expériences vécues (dont l’exemple du train et de l’étoile sont paradigmatiques) semble renfermer quelque chose de l’ordre d’une puissance destituante. L’enfant qui en contemplant l’étoile y fait l’expérience de cette continuité destitue, en un sens, le géométrisme morbide ; il destitue les sciences qui le confinent à son corps et qui réduiraient tout ce qui émane de cette expérience à une perception ou à une projection de sa psyché.
Et donc, c’est peut-être là que l’espace primitif en tant qu’il est mise en forme de la vie, en tant qu’il est le témoin de cette continuité, apparaît, si l’on revient au Manifeste, comme espace de la conspiration, espace du partage de l’âme.
L’une des question qui accompagne tout cela est celle du rapport au réel. Le réel n’est pas du côté d’un monde purement extérieur et objectif contre lequel on viendrait se cogner et face auquel il faudrait se soumettre, il est du côté de ce contact vital, de cette continuité.
Tenir à ces expériences ne relève pas d’une coquetterie esthétique ou d’un simple sentimentalisme. Il en va, tout simplement, de la vie. Elles sont ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (pour reprendre les termes de Winnicott au sujet de l’espace transitionnel). Pourquoi vivons-nous si ce n’est pour cela ? Et c’est peut-être sur ce terrain vital que se pose avant tout la question de la destitution.

Bibliographie :

  • Giorgio Agamben, L’usage des corps,Homo Sacer
  • Eugène Minkowski, Vers une cosmologie, édition des compagnons d’humanité, 2022
  • Renaud Barbaras, Étude sur la cosmologie d’Eugène Minkowski, dans Eugène Minkowski, Vers une cosmologie, édition des compagnons d’humanité, 2022